Interview Tommie Smith

AC : Tommie Smith, bienvenue à Paris, 40 ans après les Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Pour nos lecteurs, pourriez-vous faire un récapitulatif des événements qui ont eu lieu justement durant ces Jeux de 1968 ?

TS : Les Jeux Olympiques de Mexico représentent un tournant historique dans la vie des jeunes de l’époque, pas particulièrement dans leur manière d’aborder le sport et la compétition mais plutôt dans leur façon d’appréhender les revendications des athlètes et les raisons pour lesquelles ces revendications furent exprimées. Aux Etats-Unis, il y avait beaucoup de choses qui devaient être changées, des choses évidentes, on parlait souvent de changer ceci ou cela, des problèmes techniques liés au sport et à l’éducation. Déjà à l’époque, les étudiants et athlètes de la San Jose State University, dont je faisais partie, avaient compris qu’il était nécessaire d’opérer un changement. Je voudrais souligner que 1968 marque pour la première fois dans l’histoire du sport, le rassemblement en masse de jeunes athlètes noirs pour changer des problèmes que même les plus grandes institutions politiques n’avaient pu résoudre, je parle ici des droits et des libertés auxquels nous n’avions pas accès. Et à l’époque, sur le moment, personne n’en a vraiment pris conscience, mais ce geste symbolique et muet de la part des athlètes a contribué à changer cette situation. En effet ce geste et sa symbolique, ainsi que les raisons logiques mais jamais clairement exprimées pour lesquelles il a été fait, ont crée chez les gens une sorte d’affinité. En voyant ces jeunes, ils se sont dit « Oh moi aussi je peux faire ça, dans un environnement différent, en cours, ou dans la salle de sport près de chez moi » ou parfois même au sein de familles dysfonctionnnelles qui voulaient remédier à leurs problèmes. Ce geste symbolisait beaucoup de choses. Cela ne se résumait pas simplement à de jeunes athlètes noirs qui essayaient d’être quelque chose qu’ils n’étaient pas. On a dédié nos vies entières à ce mouvement et à la compréhension du fait que l’on comptait, pas tellement en tant qu’athlètes de haut niveau mais en tant qu’être humains avec des croyances et des convictions, qu’on a pu exprimer honnêtement. Et ça, c’est une facette importante de ce projet olympique pour les Droits de l’Homme et du geste symbolique qui en découla lors de la remise des médailles des J.O de 1968 : savoir affirmer que l’on « est quelqu’un ».

AC : Vous parlez d’autres manières d’exprimer vos revendications, quelles sont les conséquences que votre geste a eu sur les autres aspects de votre vie, en dehors du cadre sportif, vous auriez pu imaginer que…

TS : Vous savez avec un geste pareil on ne peut pas vraiment savoir, on ne pouvait s’attendre à ce que des personnes aussi jeunes que nous à l’époque puissent prévoir la conséquence d’un tel acte. Je suis né le 6 juin 1944, date d’ailleurs très symbolique pour les français et j’avais donc 24 ans à la remise des médailles. On savait que l’on voulait que la situation change mais avant 1967, un an avant les J.O on ne savait pas comment enclencher ce changement. Alors oui ça a changé nos vies, mais nous avions besoin de changement de toute manière. Nous étions relégués au statut de citoyens de seconde classe et ce, que l’on soit athlète de haut niveau ou juste un américain lambda. Et je dis américain car je suis désormais fier de mon pays qui est devenu un meilleur endroit grâce aux sacrifices de ceux qui ont eu la présence d’esprit de tenter de changer les choses. Vous savez la situation actuelle avec les élections présidentielles montre que notre pays a quand même bien avancé. Ce genre de situation n’aurait pas pu se produire en 1968. D’ailleurs le projet olympique et son aboutissement, le geste symbolique n’ont pu se produire que parce que le moment était venu pour que les gens s’affirment face aux discriminations, qu’ils commencent à être proactifs. Et mon geste n’était qu’une manière de réclamer le droit d’être reconnus dans notre démarche d’auto affirmation, nous sommes des humains, et voilà qui nous sommes. Ce geste et le processus entier le précédant étaient silencieux et pourtant il n’a fallu d’explications à personne pour qu’ils comprennent de quoi il retournait. On s’opposait tout simplement à toutes les injustices qui ont lieu dans le cadre des relations des êtres humains entre eux à travers le monde. Un point particulièrement litigieux concernait les droits civils. Les doits civils comme vous le savez, ou pas, sont les lois au sein d’une même entité. Ici il s’agissait donc de la loi américaine qui contenait plusieurs articles soutenant les inégalités auxquelles on s’opposait justement. Nous avons donc pris ces articles en soulignant qu’ils étaient opposé à la Constitution américaine et que nous voulions aussi avoir droit à ce qui avait été décidé par nos ancêtres. Nous nous sommes donc battu pour ces droits et aujourd’hui les choses se sont améliorées, si ce n’est que pour les jeunes qui ont compris qu’il est normal et dans leur droit de s’élever contre ce qui est injuste.

AC : Dernière question, car le temps qui nous a été imparti est presque écoulé. Cela nous a frappé comme étant assez paradoxal que vous soyez associé à la sortie de 5 paires de Clyde chez Puma alors que pour exécuter votre geste symbolique au .J.O de 1968 vous aviez choisi de rester pieds nus pour dénoncer la pauvreté qui frappait la population noire américaine.

TS : Moi je trouve ça super. Puma c’est ma famille. Puma m’accompagne depuis maintenant plus de 40 ans et ça pour moi c’est comme avoir une deuxième famille. Puma m’a aidé tout au long de mes années universitaires, notamment financièrement. Nous nous étions un peu perdus de vue, mais lorsque la direction de Puma a changé, s’est rajeuni pour être composée de personnes de mon âge, qui doivent à leur tour gérer les problèmes et préoccupations de la jeunesse mondiale, j‘ai pu aussi agir comme un lien entre les deux générations. Pour moi c’est une expérience très positive. J’ai pris ma paire de Puma avec moi sur le podium même si je ne les portais pas, car c’était comme emmener ma famille avec moi sur le podium, Puma avait su me soutenir quand j‘avais été dans le besoin. J’ai battu 10 records mondiaux avec une autre marque assez proche de Puma aux pieds et je n’ai rien reçu, pas même une poignée de main, alors que je savais que des athlètes blancs sponsorisés par cette même marque dans d’autres disciplines étaient payés. Moi, ils ne m’ont même pas remercié. J’ai trouvé ça extrêmement hypocrite et je me suis rapidement séparé d’eux. C’est à ce moment qu’on m’a présenté quelqu’un de chez Puma, Rudolph, qui m’a donné une chance et dit des choses auxquelles je croyais à l’époque et auxquelles je crois encore aujourd’hui.

AC : Merci.